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article 6


extrait 5

CASSER LA TERRE

Nous sommes en plein air, en contact avec la nature par les pieds... nus ! Pour une première rencontre avec elle, la matière proposée est telle qu’elle est foulée au quotidien, dure, rêche, un peu antipathique au toucher.
Quittant le quotidien pour « l’atelier » la journée commence par un exercice de relaxation, puis par la prise de conscience de notre positionnement dans l’espace et au sol. Les sacs à l’argile bien filtrée, à la consistance idéale pour débuter, sont abandonnés pour un bloc sec, dur et compact qu’il faut casser avec un marteau, pendant un temps déterminé, comme un « forçat ».
Ce rituel de passage est fait pour ne pas répondre aux attentes de début de stage. L’effet de surprise installe immédiatement le silence dans ce petit bagne étrange où la terre devient glaise, le sol laisse la place à l’établi, les pieds aux mains, l’individu au stagiaire. L’énergie physique mise en œuvre permet de se concentrer et de traverser ce sas vers une connaissance du matériau, dans un de ses états les plus rébarbatifs car impossible à modeler.
Déjà on s’autorise à y mettre les mains, les outils, à s’y salir, à s’étaler, à s’y complaire… ou pas. Pas d’autre consigne que de casser, écraser, émietter le plus possible, ainsi chacun fixe son attention sur sa tâche sans se préoccuper du regard de l’autre. Pas d’enjeu autre que de trouver des astuces pour aller plus vite en utilisant un caillou ou autre, de concevoir des plans d’attaque dans une mise en place de sa propre stratégie pour rendre l’action moins désagréable et surtout plus efficace.
Cette entrée en matière est spécifique pour le stage, je ne l’utilise pas pour ma pratique personnelle. Le travail de casse de la terre dure étonne quant à sa finalité : « Il faut faire tout ça pour sculpter ? » Non ! Il y a mieux à faire : c’est rébarbatif mais ça a le mérite ici de calmer les peurs de mal faire ou de rater, ou de ne pas être à la hauteur dès la première heure. Chacun a fait le choix de venir ici dans l’espoir secret d’une rencontre avec soi-même sans en connaître précisément le programme, mais avec ses idées reçues, ses fantasmes, ses intentions ou ses acquis, ignorant combien ils seront remis en question.
Première heure du premier jour, personne n’ose râler de l’incongruité de la demande. Ce n’est que le début des surprises.
Cette approche inattendue a aussi l’avantage de faire comprendre immédiatement, s’il y avait un doute – car le terme d’art-thérapie n’est pas forcement utilisé en direct – qu’il ne s’agit pas d’un espace occupationnel ou de loisir : le temps y est compté, organisé, et l’utilisation d’un marteau ou d’une pierre demande un engagement physique qui commence à déprogrammer le mental. Loin de toute manipulation, on « s’occupe la tête » avec autre chose !

MOUILLER LA TERRE

Mouiller cette masse obtenue pour lui donner la consistance qui permettra de la modeler : trop d’eau, c’est mou et flasque, ça fait cloaque ; pas assez, ce n’est plus élastique. Fouiller en elle pour l’assembler de façon souple et harmonieuse. La réunir en cherchant uniquement de manière tactile sa véritable homogénéité. Comme la pâte à tarte, en sortir les grumeaux, la malaxer, pour pouvoir l’étaler ou la compacter.
Ici on peut s’autoriser « les ongles en deuil » comme disait naguère sur un ton culpabilisant l’institutrice d’un stagiaire, cherchant à humilier les enfants sales. On peut être ou ne pas être dégoûté quand elle est trop molle, qu’elle reste collée à la peau et se met en paquets qui craquellent.
Accepter d’y barboter comme l’enfant qu’il a été, qui s’initie à la liberté du toucher, qui teste, se rétracte et revient y goûter, c’est permettre à l’adulte qu’il est devenu de pouvoir enfin en jouir. « Les mille mains de tes sens, tends-les, deviens, fais-toi centre ». André Spire.
Tout n’est que sensation, la personne forme, déforme, reforme, réforme, ne se pose pas vraiment de question ; le toucher est autant rébarbatif que sensuel, tout dépend du stade de consistance qui convient à sa main.
Elle peut toujours modifier la matière, l’assécher en rajoutant de la poudre de terre, l’humidifier en rajoutant de l’eau. Elle constate qu’elle peut… mais la régulation de l’eau est chose difficile ! « Le mariage de l’eau et de la terre, les échanges sans fin du masochisme et du sadisme de ces deux éléments… » À la fin du temps imparti, la masse est souvent trop mouillée, négligée, impossible à modeler tant que le soleil ou le vent n’en a pas séché le trop-plein.
Ce « tas » peut aussi fendiller, comme une peau blessée, livrant alors ses premières réalités à usage thérapeutique : « la peau enclot le corps, les limites de soi, elle établit les frontières entre dedans et dehors de la matière vivante, poreuse, car elle est aussi ouverture au monde, mémoire vive. Elle enveloppe et incarne la personne en la distinguant des autres » .
La peau de cette chair offre au regard et au toucher la négociation du trop et du pas assez, du juste milieu ; chacun entre de plain-pied dans l’entre-deux de la consistance, de l’équilibre entre l’eau, la terre, les éléments extérieurs et la chaleur de la main qui dessèche, savant dosage ouvrant la porte au modelage ; ce n’est que le début, tout le cheminement de l’œuvre en sera tributaire, avant, pendant, après, car pour reprendre ensuite un travail inachevé, il faut le maintenir dans une certaine humidité, là aussi ni trop ni pas assez.
La malléabilité de la terre n’est liée qu’à son taux d’hygrométrie. Elle a assez de malice pour en jouer, calquant avec caprice ses états sur nos incertitudes. Elle sait être autant fée que sorcière utilisant son eau pour la magie comme pour les sortilèges !

Le pédagogue pose là ses premiers pas de thérapeute, il observe et perçoit les premiers indices, les premiers signes de ce qui peut advenir, de ce qui pourra dicter des consignes personnalisées au cours du temps qui passe, autour de ce qui s’instaure pour que rien ne s’installe, rien ne se fige.
Ce travail de la recherche de sa propre matière et de sa propre consistance qui va faire que la production va avoir du corps, qu’elle va tenir, est un moment fondamental ; la terre mouillée, filtrée au doigt, unifiée doit avoir l’élasticité nécessaire au modelage et à une cuisson éventuelle. Là commence dans une apparente banalité de « patouillage », la confrontation à soi-même.
« Espaces extérieurs et intérieurs viendront dire le peau à peau maternel et filial échangé ou au contraire les maltraitances, oublis, rejets… La peau est une mémoire vivante du manque de l’enfance et plus tard des événements pénibles vécus par l’individu… Si la peau n’est qu’une surface, elle est la profondeur figurée de soi, elle incarne l’intériorité. » 
Certains stagiaires sont très vite en relation charnelle avec la terre, pour d’autres c’est plus long, plus distant, on sent la fuite de la matière, du corps, souvent confirmée par l’utilisation d’une spatule. Cet « entre-deux est terrible » même si ce n’est pas perçu dans l’instant, il fait référence à des archaïsmes du toucher, du contact, de la fusion dans le corps de la mère et après, par la manipulation des fèces, aux tentatives de séparation.
D. Anzieu, 1985  : « Le moi peau comme représentant psychique émerge des jeux entre le corps de l’enfant et le corps de la mère ainsi que des réponses apportées par la mère aux sensations et aux émotions du bébé, réponses gestuelles et vocales. »
Il s’agit d’un des fondements de l’être, qui peut souffrir de ses carences jusqu’à la mort, au retour à l’état de terre et de poussière. C’est aussi le fondement de la sculpture qui souffre de la mauvaise négociation du plein et du vide jusqu’à la cuisson qui seule la consolide et la stabilise.

« La profondeur de la peau est inépuisable à fabriquer de l’identité. » 
Quand on donne de la consistance à la matière pour la faire tenir debout, c’est sur sa propre consistance que l’on travaille : lors des stages quand il y a du vent et du soleil, ça sèche trop vite, ou bien un orage, ça ramollit, les éléments extérieurs sont là pour tester, pour attiser les résistances, pour déstabiliser encore plus. Les éléments sont perfides, ils sont ce qu’est la vie, s’ils sont niés, ignorés dans un refus d’adaptation, ils rendent impossible une construction.
Quelques stagiaires sont dans le plaisir immédiatement, plaisir d’y plonger, de se salir, d’en mettre partout, éventuellement de tout mouiller, de faire des pâtés dans la boue. D’autres ont été dans l’émotion à l’évocation de la saleté ; une a eu des réminiscences de sang sous les ongles, griffure à une enfant de l’école, engendrant un tabou avec une mère qui n’aurait pas assumé, la terre ayant permis alors d’aller au-delà de ce qui n’avait pas pu se régler avec un « psy ». L’ongle sale de ce qui ne s’est pas géré, n’est plus un problème.
Les ongles en deuil n’ont plus eu peur de leur inspection le matin.
Par la peau, enveloppe entre notre intérieur et notre extérieur, par le toucher, communication sensitive au monde, tout être est en prise directe avec sa mémoire, avec son enfance, les souvenirs agréables ou désagréables reviennent à la conscience, c’est le visible qui cache le mystère de tout ce qui pourra être touché d’invisible profondément enseveli dans l’intime.
« La peau, écrit Didier Anzieu, fournit à l’appareil psychique les représentations constitutives du moi et de ses principales fonctions ». 

 


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