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extrait 2


extrait 2

La création d’images, une question d’acte

Un atelier d’expression plastique en milieu carcéral

Katharina Hausammann
Psychologue–psychothérapeute / artiste plasticienne

Résumé
Le travail de création d’images est susceptible de pouvoir intégrer aussi bien les processus complexes de transformation d’un matériel psychique laissé en détresse que les mouvements destructifs de l’homme. Cet article témoigne de quelques particularités du travail mené avec le média de la peinture et du dessin en milieu pénitentiaire masculin. Il est apparu que dans ce lieu dépourvu d’attraits esthétiques et entravant le corps, la fonction du beau dans l’image joue un rôle important sur le plan d’une restructuration psychique. Les productions créatives sont également qualifiées pour pouvoir représenter le corps et suppléer le sujet fragilisé dans ses efforts de maintenir un sentiment d’existence positif. En ce qui concerne la relation d’objet chez le détenu, l’activité d’expression et de création peut mettre en œuvre une forme de régulation différée de tensions pulsionnelles et constituer un outil opportun aux renouvellements du regard porté sur soi et autrui.

quelques mots sur le cadre

Les ateliers d’expression plastique que j’anime à la prison de la Santé s’inscrivent dans différentes propositions de suivis proposés au détenu dans le cadre du Service médico-psychologique régional (SMPR) implanté dans cette maison d’arrêt de Paris. Les ateliers fonctionnent souvent selon un rythme hebdomadaire, se déroulent en groupe de taille moyenne ou peuvent être indiqués pour un travail en individuel. Différents matériaux servant à dessiner, coller, peindre, parfois modeler sont chaque fois mis à la disposition des participants. Le choix des sujets ou projets est à l’initiative du détenu. Je ne leur propose pas de sujet, mais il est habituel que nous cherchions ensemble une démarche propre à initier un travail durant lequel j’accompagne le mouvement à la demande. Un temps de parole ouvrant aux commentaires, ouvrant au discours sur soi, à l’échange et à une réflexion mise en commun, clôture chaque atelier. Ce cadre ainsi ritualisé et stable s’entend comme un moyen de faciliter les initiatives expressives des participants, du fait même qu’il ne dispense pas d’éducation technique ou des procédés tout prêts pour pouvoir être appliqués, détournés ou rejetés. Plutôt que de proposer au participant ou au groupe de résoudre une problématique plastique particulière, j’ai pris le parti de favoriser l’expression personnelle. Les détenus s’engageant dans ces ateliers viennent sur indication d’un psychiatre et/ou d’un psychologue du service les ayant rencontrés ou les suivant. Souvent le détenu adresse directement sa demande aux responsables des ateliers, l’information étant passée par les co-détenus.

attentes, réalités et trouvailles à l’atelier

Alors je propose aux participants de l’atelier de se saisir d’un matériel varié qu’ils peuvent expérimenter afin de chercher et de trouver les modes d’expression et les sujets qui leur conviennent. Les attentes des détenus de cet atelier sont souvent formulées dans des termes tels que de « se faire plaisir », « pouvoir s’évader un peu », « apprendre des techniques (vous savez, je ne sais pas dessiner, je n’ai plus jamais fait de peinture depuis l’école) ». De mon côté, j’ai aussi pour souci de guider le travail à l’atelier pour que celui-ci se déroule de façon très individualisée et dans une optique de soutien, d’un assouplissement des défenses et d’une restructuration psychique.
Il est courant que l’on ne puisse dire, si ce n’est que de façon vague et imprécise, ce qui nous pousse à vouloir faire une chose. A priori, un désir si « futile » comme celui de s’adonner à vouloir tracer des lignes, mélanger et étaler des couleurs ne se soutient pas sans appréhension dans ce milieu, et ce d’autant plus que cela se passe dans un service « psychiatrique ». Même l’idée de l’art pourrait manquer d’attrait. C’est un domaine d’origine bourgeoise. Il n’empêche que l’idée vague que l’on pourrait aimer s’extérioriser dans ce média a du sens. L’idée du plaisir que le détenu pourrait en retirer donne un sens, une orientation qui n’est pas erronée mais réductrice comme on le verra par la suite. Le travail entrepris par les uns et les autres dans le cadre de l’atelier ouvre plutôt, je l’espère, à faire l’expérience d’une certaine alchimie faite de plaisir d’expression, d’amusement, de maîtrise technique et d’élaborations thérapeutique de désirs sous-jacents.
La pratique de l’activité se révèle bientôt être autre chose que ce qui était attendu et pouvait se dire. Elle déjoue le contrôle conscient et intentionnel, met en exergue ce que l’on ne sait pas faire et met aussi en doute le jugement de l’acteur quant à ses préférences esthétiques. Pourtant c’est à partir de ce moment-là qu’un travail créatif commence à apporter ses fruits. Avec l’apparition de l’inattendu, elle ouvre sur de l’inconnu et séduit par l’impression que l’on a créé quelque chose de nouveau ou mieux, d’original. Quoi de mieux ?
Cependant ce n’est pas facile ; heureusement que l’on ne le savait pas à l’avance. Le malaise que provoque la surface vide d’une feuille ou d’une toile doit être constamment traversé, de même que l’on se retrouve avec une bonne régularité face à la question du « que faire ? ». Autant s’y habituer et arrêter d’attendre que cela devrait être autrement. Tâtonner, essayer, rater, trouver, perdre, c’est le pain du créateur. Quel soulagement lorsque, soudainement, une lumière surgit – la peinture est une affaire de lumière dit-on – surgit des ténèbres, là où en ne voyait plus rien. Comme un appel. Il n’y a qu’à se laisser aller à répondre. D’un coup on sait quoi faire, on répond par un geste, une couleur, le façonnage d’un thème… . Pour un laps de temps, l’auteur de l’œuvre en devenir sait ce qu’il faut faire, l’endroit où il faut aller. Il y va, sans vraiment savoir pourquoi, mais tout de même pour voir ce que cela donnera. Il lui faut suivre ce fil, fasciné autant que dérouté, dans une certaine incompréhension quant au sens de la chose, pourtant interpellé exactement à l’endroit où il pourrait trouver plaisir et satisfaction. Et surtout, il lui faut lâcher maintenant.
Pour des instants comme ceux-là on peut bien revenir à l’atelier et accepter un peu d’inconfort dû à un manque de maîtrise et à d’autres obstacles.
Si j’ai volontairement mis en scène ce que l’on peut vivre au cours de l’activité dessin/peinture, c’était pour mieux témoigner des risques psychiques que représentent les compositions imagées et personnelles. Par ce travail, des morceaux de soi sont extériorisés et remaniés et inévitablement offerts au(x) regard(s). Quel regard sur lui le détenu a-t-il intériorisé ? Comment se juge-t-il face à ses maladresses, à ses désirs de beauté voire d’affection ? Le contexte pénitentiaire provoque un accroissement de la sensibilité à la méfiance, rejouant sans cesse la question de la maîtrise de l’un sur l’autre. Et pourtant durant ces temps d’activité créative on n’est plus entièrement là ; on est dans cet espace entre-deux, à la fois dans un lieu fictif où l’on traite avec un monde tracé à notre guise et, à la fois, dans le lieu réel des matières et d’autrui, entre l’intérieur et l’extérieur à nous.

le travail de la création d’image à l’œuvre

Je vous présente dans l’histoire suivante, un extrait du « carnet de voyage » évoquant M. Pierre Maré, que j’ai suivi durant plusieurs années dans le cadre de l’atelier « Fabrication d’images ». C’est l’histoire d’un détenu qui un jour commença à peindre dans un autre atelier de la prison. Très dubitatif quant à l’objectif d’un travail thérapeutique, il est pourtant devenu un usager tout à fait régulier de l’atelier et finalement praticien de la peinture ne pouvant plus lâcher ni les pinceaux, ni le fil trouvé qui le fait s’avancer vers l’inconnu, l’arrimant cependant en même temps. Il donne prise au sentiment de la singularité de l’existence. M. Maré, de par ce fil qui le mène de tableau en tableau, va petit à petit se relier à un monde intime, énigmatique et inimaginé. Son intérêt pour l’acte de peindre l’a entraîné à constituer du contenu. Progressivement la mise en scène d’une thématique particulière s’est imposée à lui. Il a dû la reconnaître comme sienne par la force des choses, de la chose tableau. Impressionné donc, Pierre Maré fera une touche et trouvera des figures expressives à ses gestes, à sa facture énergétique et rapide.

l’itinéraire mène à un univers de désarroi

À ses débuts à l’atelier, M. Pierre Maré peint des « marines », c’est-à-dire des paysages de mer ou de bords de mer. Ce sont des endroits désertiques où il n’y a personne. Il voudrait ensuite prendre plus de liberté et cherche à se défaire d’une facture de type réaliste, dont il s’inspirait parfois en prenant comme modèle des photos ou certaines peintures trouvées dans la documentation disponible. Puis c’est le tour du sujet ; est-ce pertinent, intéressant, si plaisant que cela, de représenter un sujet réel et reconnaissable par tout un chacun ? Apparemment il y a une absente dans ce genre de tableau : l’imaginaire. L’exigence de la signification est trop au premier plan, mais elle se comporte comme un rideau, l’essentiel ne se joue pas là. Pour vraiment voir il faudrait ouvrir le rideau. C’est alors que l’idée de l’abstraction commence à l’intéresser bien qu’il se sente heurté par la vue de certains tableaux abstraits trouvés dans notre documentation. Heurté dans sa compréhension, il ne ressent pas de plaisir à les regarder, il les qualifie souvent de « bidon ». Qui se joue de qui ? Comment cela se fait que tel peintre semble sérieusement se trouver satisfait de plaquer des mains enduites de peinture sur une toile et de rajouter des points et de lignes ? De la moquerie, de la tromperie, un « je te mène par le bout du nez ».
Un jour, il perçoit un rayon de lumière* traversant l’espace de son tableau. Elle l’inspire particulièrement et engendre alors tout un travail développé à partir de là. Un autre jour ce seront des troncs d’arbres coupés flottant dans ou au-dessus un fond irréel, espace de nulle part, c’est-à-dire non identifiable qui le satisfont particulièrement. Bientôt viendra le moment de l’ouverture du rideau — un indien et une indienne apparaissent ; vêtus de peu, dans une nudité presque « originaire » ils apparaissent sur fond de forêt avec lequel ils sont encore partiellement fusionnés. Ces êtres sont auréolés de lumière.
Cet événement est concomitant avec l’intensification de l’envie de peindre. Seul en cellule M. Maré couvre papiers et toiles durant des heures, des jours, des semaines. C’est la passion. Il se laisse aller à la compulsion de peindre, il faut aller de l’avant – pour voir.
À l’atelier, les tableaux s’assombrissent, sont de facture rapide, changent constamment du tout au tout : sur un fond sombre, brun, verdâtre, se baladent des lumières, émergent des têtes et ensuite des corps. Le patient/détenu/peintre procède par touches et superpositions, par diffractions de la touche. Il peint avec des gestes rapides. Il lui arrive souvent de racler le support, d’enlever de la matière et de recommencer plusieurs fois en changeant le motif.
En commentant ses productions, le groupe parle de morts-vivants. Ces figurations mettent en scène des bouches et des yeux grand ouverts, des mains qui s’accrochent, des parties du corps peu visibles. Ces êtres – respirent-ils ou crient-ils ? Ce sont des images d’horreur, les corps peuvent apparaître autant comme sauvagement beaux que comme désespéramment misérables ; en somme des êtres en détresse physique et psychique. Ils ne se défont pas toujours du fond, étant parfois juste saisis dans une vision instantanée, suggérant l’apparition avant la re-disparition.
M. Maré est conscient de la charge expressive de ses tableaux, mais n’en est pas touché. Presque gêné il dit « les trouver beaux », ou beau l’ensemble, il ne sait pas trop. Il se questionne quant au choix des sujets. La thématique de la signification événementielle, historique ne l’intéresse pas vraiment. Il doit surtout trouver réponse à une question de peintre « Quel sujet serait adapté à cette envie ressentie comme impérative, celle de travailler la matière épaisse, de jeter de la peinture sur la toile, de racler le support au couteau etc. ? ».
C’est donc le geste qui est vécu comme juste. Le geste représente déjà une figuration de la pulsion — devient l’objet de la pulsion et en quelque sorte le sujet du tableau. Avec et au travers des actes de peinture, le peintre donne forme au vide et laisse l’inconscient se trouver des figures le représentant. Reste à trouver la place de l’objet et le lien existant entre le sujet et l’objet. Sur le plan psychique, c’est le théâtre de l’autre scène, de l’espace intérieur que j’ai évoqué. Cela dépendra considérablement de la demande de M. Maré à vouloir ou non faire face aux miroirs qu’il se crée.

les aléas de la création d’image

L’histoire de l’évolution de ce travail de peintre témoigne du travail de l’image que l’homme peut s’inventer pour accompagner ses processus de symbolisation. M. Maré a participé à l’atelier « Fabrication d’images » (ayant une visée thérapeutique) sans avoir au préalable constitué des symptômes qui auraient motivé une plainte et sa demande. Il est très à l’aise en prison, « au clair » avec ses actes. C’est un homme intelligent, plutôt du genre « leader » et très respecté. Il est tonique, jovial et ne connaît pas l’abattement. Et pourtant, ce qu’il peint ne correspond pas à l’image qu’il donne de lui, car il peint la sidération, la terreur, la désespérance, la souffrance de celui qui est suspendu dans le vide. Un tel contraste entre l’image de l’homme dans son apparence sociale et celle projetée dans sa peinture étonne d’abord tout le monde. Justement, les analogies primaires et erronées telles que « l’image reflète celui qui la créée » et qui se fonderaient sur le modèle de la photo, photo d’identité en plus, « alors t’es angoissé », arrêtent toute compréhension élaborée du statut de l’image et de sa fonction dans les processus de l’imaginarisation et de la symbolisation.
Si je mets en exergue cette flagrante asymétrie entre l’homme et sa peinture, dont j’ai donné une illustration par l’observation développée, en quoi renvoie-t-elle à la population accueillie en milieu pénitentiaire ? En quoi est-elle le fait même du travail créatif, qu’il soit mené par des personnes malades ou saines, emprisonnées ou libres ?

malaise des détenus et malaise dans la création

l’expression – une tentative de traiter avec ses impressions

M. Maré a longtemps cheminé avec l’atelier, qu’y a-t-il trouvé ? Comme nous l’avons vu, il a pu s’ouvrir aux mouvements processuels du travail de l’image. En est-il de même pour le travail de la symbolisation ? Dans le cadre de l’atelier l’écoute des blocages et malaises est tout aussi importante que l’incitation à s’ouvrir au processus de création. Il est clair que les détenus s’inscrivent dans un cet atelier tout en étant très ambivalents quant à la nécessité de soins pour eux. Ils dénient partiellement leurs appels à l’aide, insistent sur leurs aspirations à un mieux–être et pensent que peindre et dessiner, en parler pourrait leur apporter du réconfort. Vu que peindre est aussi se peindre et pourquoi pas se dé–peindre, l’activité d’expression créatrice incitera le détenu à avancer par des percées successives, à s’efforcer d’exprimer en image les tensions psychiques, alors que justement il peine à les contenir. Le dessin comme la peinture en tant qu’outil de la mise en forme de la pensée consciente et/ou inconsciente rendent l’expression des ressentis et émotions sensible. Ce trajet de l’insu vers un présent sensible se passe au travers de cet agir particulier qu’est peindre, tracer… , et qui est contenu à l’intérieur d’un espace créé pour, permettant par la même de différer la satisfaction de la pulsion en lui faisant changer d’objet. La relative permanence de la trace appelle à poser le regard sur la chose et, par extension, à se poser soi-même un tant soit plus en laissant la pensée cheminer. Si l’image devient ainsi un écran de projections, elle ne fonctionne pas comme une communication informant autrui de pensées intimes. L’enjeu pulsionnel consiste à s’exprimer tout en masquant le matériel archaïque évoqué et le créateur inexpérimenté comprend vite que l’image est pour une part opaque à la curiosité de l’autre. Elle se révèle finalement d’autant moins menaçant pour l’intégrité psychique qu’elle est polysémique et qu’elle ne délivre pas de message univoque.
Pas de messages simples, mais des sensations, l’image délie la langue dans ce domaine. Devant les tableaux, on parle naturellement de ce que l’on ressent comme séduisant, agréable où agressif et déplaisant. J’aime, j’aime pas. « Durant le temps de parole », le détenu a la possibilité d’élaborer à partir de ce fond expressif les éléments les plus voyants qu’il « entend » d’être sous-jacent à son travail du moment. S. Tisseron parle de cette toile de fond : « Tout créateur tente de donner forme à des impressions évanouies ou enfouies de son histoire passée, proche ou ancienne. ».
Il décrit le besoin d’une continuité narcissique chez l’homme. Elle procède par liaison de contenus conscients et inconscients, nous ayant « imprégnés », avec de contenus manifestes et latents de notre vie actuelle. Qu’en est-il chez les détenus ? Les généralités sont abusives, mais j’évoquerais le fait que chez les détenus l’on trouve au premier plan la difficulté à gérer l’intensité pulsionnelle. Les débordements pulsionnels sont à l’origine d’actes destructifs et transgressifs. Ce qui fait que pour donner place au travail de liaison nous avons à lever l’obstacle de la tendance destructive bloquant l’épanouissement créatif. Il importe alors d’entendre l’expression de cette tendance aux travers des formes diverses et variées qu’elle prend, allant du simple rejet à l’amusement défensif. Cela peut même aller jusqu’à la rupture du travail mené ensemble avec l’animateur, en quittant l’atelier. Il s’agit alors d’apprécier la situation et de venir en aide au détenu par une attitude appropriée. (Les positions de l’animateur thérapeute ou de l’animateur artiste, par exemple, diffèrent dans ces situations considérablement).

vers une transformation

Lorsque l’on parle du processus de transformation à l’œuvre dans le travail de la création, il est attendu que l’on puisse le penser se déroulant au niveau de la psyché en rapport avec ce qui en serait observable dans la réalité de la peinture ou du dessin. Sur le plan psychique « la transformation » suppose un déploiement du processus de recomposition de soi incluant les traces d’expériences originaires mal y . Sur le plan physique c’est la composition sous-jacente au tableau qui renseignerait en premier lieu sur les changements en cours.
Ce qui nous renvoie aux expériences de vie ayant laissé le sujet en souffrance face à leurs violences, lesquelles et concerneraient particulièrement la sexualité, le deuil et les menaces d’effondrement. C. Balier, ayant une grande expérience du travail en milieu carcéral, parle des pathologies de la violence en termes de menace d’anéantissement : il nous sensibilise à la menace de la mise en cause du « sentiment d’existence » lequel témoignerait de « la permanence d’un investissement narcissique positif, constructif, synthétique ».
Il faudrait alors retrouver et retraverser certaines images et certains affects pour refonder l’existence sans se décomposer outre mesure. Il est entendu qu’un travail de création qui dépasse l’étape d’une simple décharge pulsionnelle (laquelle est du domaine de l’activité créative ou expressive) pourrait prendre en charge le processus de la destruction – reconstruction. La figuration de scénarios anciens dans l’espace de l’image dessinée ou peinte a notamment ceci de particulier qu’elle se tient dans une relative atemporalité et peut réunir des éléments épars éléments, renvoyant à des courants de pensées multiples, dont les liens sont peu apparents. De par cette qualité, et à l’instar du rêve, l’image n’est pas assujettie à la logique causale consciente censurant la coexistence de sensations corporelles contradictoires en soi ainsi que les désirs contraires. Sur un tableau l’on peut les faire apparaître et disparaître sans travailler leur lien. Juxtaposés, ces éléments créent l’illusion du lien entre tous et servent le fantasme. La création d’image œuvre à contenir différents mouvements psychiques dont ceux de la liaison et de la déliaison, de la fusion et finalement de la destruction et compose avec. Elle crée l’illusion d’une continuité d’existence par la contiguïté et le contenant. On peut donc attendre du travail d’expression et de l’activité de la création d’images qu’ils opposent un vécu de fondation d’existence à la perte de la permanence du sentiment d’être soi.
Cela dit, la transformation invoque l’idée du nouveau. Encore une fois l’image permet de façon intrinsèque et relativement aisée de se défaire d’un modèle donné (mental ou matériel), puisque peindre est déjà poser un acte inimitable. C’est un geste d’affirmation par lequel l’on soutient un trait personnel au lieu d’être « condamné » à imiter l’autre, ce qui reviendrait à se perdre dans les affres annihilantes de la répétition.
Sur le plan matériel, l’acte de destruction du modèle ne s’observe pas forcément en tant que tel, car en peinture, on n’est pas obligé de rejeter, de détruire une forme d’image nous ayant, et si ce n’est qu’un temps, inspirée, afin de créer de l’original. Ce que la peinture offre de particulier, et de façon plus marquée que le dessin, est l’utilisation de nos gestes, mêmes les plus simples, en vue de créer du sentiment d’existence ; poser la couleur, laisser ses gestes parcourir l’espace du tableau me semble se comprendre comme une forme d’affirmation de l’être-là (d’être là où il n’y avait rien). De tels actes moteurs, simples ou élaborés, donnant ou ne donnant pas lieu à la constitution d’une forme, un soi-disant résultat, servent les besoins d’expression du sujet. En soi déjà ressentis comme prémices du nouveau, ils expriment la singularité du sujet. Lorsqu’on dessine ou peint on est à la recherche de touches, tracés et factures particuliers, des gestes que l’on aime faire et qui nous ressemblent, pouvant éventuellement nous donner un style. Être reconnu par son style signerait la réussite de l’originalité de soi, d’être construit sur un modèle inconnu et différent de tous. Mettre en jeu les désirs de singularité, les gestes ressentis comme appartenant à soi, n’est-ce pas finalement indispensable au développement de thèmes personnels au travers desquels l’on travaillerait plus efficacement les envies de changements, les désirs de transformation ?
Dès lors que le détenu se perçoit comme maîtrisant des outils expressifs bien personnels dans le domaine du dessin /peintures, il semble mieux loti pour créer des images participants « d’un processus d’appropriation symbolique – sous une forme originale (c’est moi qui souligne) et toujours à inventer – d’expériences du monde restées en défaut de symbolisation » dont parle S. Tisseron.
L’image matérielle, créée, sera un témoin de l’effort à se faire exister, et parallèlement l’objet – l’autre de soi. Si elle n’est qu’une vision partielle de ce qui préoccupe son auteur, elle peut toujours être considéré comme un vision passagère de ce qui construit et reconstruit du sujet. S’ouvrir à ce processus demeure délicat, car ébranle chaque fois le sujet.
Ceci dit, je ne traiterai pas de la question du thérapeutique proprement dit, afin de centrer mon témoignage sur ce qui nous intéresse ici : les éventuelles particularités du travail d’expression avec des détenus, et plus précisément masculins.

le corps dans la création

Comme je l’ai évoqué précédemment, M. Maré ne se plaint de rien concernant son passé. À son avis, le passé est passé, c’est réglé. Ses images nous apprennent pourtant que son inspiration se nourrit de terreurs lointaines. Le vide est insupportable – séduisant mais invivable. Confronté au néant, le peintre, M. Maré invente les corps. Des visages apparaissent. Très expressifs, ils viennent à la rescousse et précisent la figuration, évoquent un climat de pensée particulier autour de la terreur sans nom. Ils me font penser à une évocation du thème de la condition humaine dans le sens de l’intrication difficile à vivre entre être passif ou actif. Comme si M. Maré travaillait par ces peintures une question sous-jacente du genre « Pourrait-il être vrai que nous sommes autant touché par les événements de la vie que nous sommes acteurs ou plutôt créateurs actifs de notre vie ? » en en donnant des figurations nouvelles de toile en toile.
Se préoccuper du manque à être et représenter l’homme dans toutes ses conditions a toujours fait partie du champ artistique. La peinture a mis en exergue le corps de l’homme dans son environnement. Elle a cherché par différentes approches de donner des œuvres qui exprimeraient l’au-delà de l’homme dont la face visible est son corps. Dans certaines ethnies et cultures, le corps est absent des productions « artistiques », il est exclusivement représenté par des symboles. Dans d’autres, il en est le support (peinture rituelle sur le corps, scarifications …). Au siècle précédent, en Europe, on a inventé l’abstraction et l’expressionnisme. Ces mouvements artistiques, ils ne sont plus les seuls d’ailleurs, traitaient le corps plutôt comme une entité susceptible de renvoyer à une intériorité existante chez l’homme et la figurent d’emblée en éludant ou déformant le corps en fonction des besoins expressifs. C’étaient des positions radicales. Aussi M. Maré ressentait clairement l’attrait de l’informel dans son activité de peintre. Mais la peinture figurative présente l’avantage d’être plus proche d’un vécu dépeint. Elle rencontre plus immédiatement de la compréhension de ce qui est en cause, elle est donc plus gratifiante dans un premier temps. L’apparition des corps sur ses fonds chargés de marques et de couleurs sombres et mélancoliques inaugurait à nos yeux une étape nouvelle dans la peinture de M. Maré. Elle permettait d’exprimer des ressentis inavouables sans parler de soi. D’ailleurs, ces corps, ne figurent-ils pas un même composite de sensations kinesthésiques, d’éprouvés, d’émotions et de pensées que ne le fait déjà le fond ?
Mark Rothko, maître du monochrome, s’écriait autrefois, s’insurgeant contre un doux aveuglement qu’apparemment sa peinture provoquerait fréquemment chez le regardeur : « A ceux qui pensent que ma peinture est sereine, sachez que j’ai emprisonné la violence la plus terrible dans chaque centimètre carré. » et « Toute forme ou tout espace qui n’a pas la pulsation concrète de la chair et des os, sa vulnérabilité à la souffrance et au plaisir, n’est rien du tout. »
Dans ce sens, l’abstraction ne serait alors rien d’autre qu’une forme particulière de traiter avec le corps.
De la sorte, la peinture étant une affaire de regard porté sur l’existence sensibilise à la réalité corporelle, à l’existence incarnée. Elle exprime le corps redécouvert, retrouvé dans un ici et maintenant. Le regard voit le corps. Il retrouve une fonction équivalente du toucher, réinstaure peut-être ce contact primordial en tant que facteur fondateur de l’enveloppe psychique (j’en renvoie aux penseurs ayant largement développé le thème du rapport entre le regard et le corps tels que M. Merleau-Ponty, H. Maldinay, J.Oury et D. Anzieu).
En détention toutefois, la retrouvaille du toucher — du corps doit toujours prendre des formes bien défensives, si je puis dire, car la position passive d’« être touché », même symboliquement, est fondamentalement intolérable. L’enveloppe psychique est agressée, malmenée, carencée, rigidifiée.
Il est vrai que dans ce lieu d’enfermement, les plaisirs très humains et ordinaires du corps sont réduits à peu de chose. Par défense ou idée de répression, ils sont niés de part et d’autre en ces murs. De plus, le corps est constamment exposé au regard de l’autre, et de façon prépondérante à celui du surveillant qui interprète et censure ; le thérapeute comme l’animateur de l’atelier n’échappera pas à cette assimilation dans les moments critiques du travail avec le détenu.

Le sujet et ses objets

S. Le Poulichet, étudiant le travail de création chez des artistes célèbres attribue à certaines œuvres le statut d’un « corps inconnu ou étranger ». En tant que tel il est susceptible de pouvoir recevoir les tensions pulsionnelles du créateur et de border la jouissance en cause.
Ne pourrait-on pas dire que, même dans le cas d’un travail créatif encore à ses débuts, ce niveau d’inconnu est abordé, entendant ainsi certains vécus de l’acte d’expression qui s’apparentent à l’idée de faire l’expérience d’avoir la possibilité de « sortir de sa peau » ? Dès lors que l’on crée de l’inconnu, un hors soi du monde intérieur, l’on cherche à faire exister un monde qui nous ressemble mais n’en serait pas une copie, plutôt une vision de ce que serait un autre, voire l’autre à nous. Par la même on serait autre, on pourrait s’imaginer « comme neuf », c’est l’idée illusoire mais jouissive d’un recommencement. Je disais déjà que les détenus emploient souvent la métaphore de l’évasion : « le corps est emprisonné, mais l’esprit est libre » est le maître mot dans ces lieux. Ils peuvent s’imaginer de faire fonctionner cette idée par le truchement de l’image.
Pour le dire autrement, si l’on peut attribuer à l’image créée une fonction contenante et réparatrice faisant barrage à la destructivité annihilante, (car la voie sublimatoire bien que très discutée est une des voies offertes par l’artistique au psychisme,) elle serait particulièrement destinée à remédier au déni du corps chez le sujet incarcéré et, de façon plus globale, à contrer l’annulation du sujet. Le processus consisterait à travailler des images d’une telle intensité que l’on puisse temporellement se transporter dans un ailleurs, et de par cette retraite, se retrouver et se faire exister. L’œuvre ou plus simplement les traces expressives fabriqueraient le « corps nouveau ». Pour le détenu, c’est aussi évoquer et faire exister un univers fictif et singulier dont il est le concepteur, délivré de la passivité infantilisante au quotidien à laquelle il se sent menacé d’être assigné. J’insisterais pour dire que l’entreprise est périlleuse, car le vécu récurrent en prison d’une perte de maîtrise de soi et sur son environnement habilite aisément le penchant aux mouvements destructifs et fait échouer de telles activités constructives.
A. Green a théorisé la « fonction désobjectalisante » de la destructivité ; elle se manifeste primordialement dans le narcissisme et l’agression de soi ou d’autrui.
Lorsque le travail constructif de la création d’images devient laborieux ou se bloque, on est effectivement confronté à cette fonction, de plus, comme il est tout à fait commode de mettre en acte la transgression psychique, la destructivité et la mégalomanie, on risque de demeurer à un niveau d’ordre cathartique.
J. McDougall a bien montré cependant que certains fonctionnements narcissiques peuvent tout à fait se relier au désir de la relation d’objet. D’après cet auteur, les recherches d’affirmation et de reconnaissance liées aux projections d’un soi grandiose tirent néanmoins « leur force de la libido objectale dans ses couches primitives ».
De son côté, la création d’image, œuvrant pour une singularité, aménage la précondition aux perceptions de l’altérité.
Une composition finale réussie présente des traces de tentatives d’intégration de l’objet. Elle structure l’image en tenant les différents fragments et tracés ensemble sur la base d’aspects tels que la ressemblance, l’opposition formelle, gestuelle ou de couleur, le degré d’importance etc., de façon à ce que l’on puisse juger si le tableau est suffisamment équilibré ; il est attendu que ce que l’on a créé « tienne la route ». Si l’on est satisfait, recomposé et récompensé du même coup, on aurait libéré de l’énergie pour s’intéresser à l’autre.
J’ajouterais que l’attachement à l’objet, la relative dépendance de lui, ne peut donc être vécu comme « suffisamment bon » pour paraphraser Winnicott, que si cet autre n’est pas un objet de besoin (une béquille) car avec W. Bion, on comprend aisément que « tout objet de besoin est objet de haine…. On peut supputer au travail d’expression et de l’activité de la création d’images une capacité d’engendrement d’expériences opposant un vécu de fondation d’existence à la perte de la permanence du sentiment d’être soi.

La séduction de narcisse : la beauté de son image

en tout homme habite un besoin esthétique fondamental (d’après H. Wallon)

Travaillant en prison avec la même médiation qu’en ville, j’ai dû constater que les détenus portent un intérêt particulier à l’esthétique. Je témoignerai de quelques aspects concernant la question du beau dans l’art en lien avec sa fonction au niveau psychique.
L’approche psychanalytique de l’art a largement développé la théorie du narcissisme. Les études de la biographie de l’artiste, des œuvres et du processus de création ont donné lieu à nombreux positionnements et remaniements.
Narcisse est celui qui s’abîme dans son image. Un détenu présentant des failles narcissiques structurelles, peut se laisser séduire par l’idée qu’il se fabrique de lui-même. Ériger une belle image de soi revient à parer au manque qui creuse les fondations du sujet. Une grande partie des détenus, assiégés par le manque chronique, structurel et intensifié par l’environnement, usent de conduites défensives de type narcissique telles que de : s’abandonner aux plaisirs de substances toxiques, répéter de façon compulsive une conduite procurant du plaisir immédiat, multiplier les activités ou encore investir à l’excès le fonctionnement mental.
La beauté, ne fait-elle pas aussi partie des plaisirs à consommer sans devoir donner dans de l’effort, sans devoir différer ses aspirations à un bien-être hypothétique ? Dans l’art plastique, le « beau » a longtemps eu un statut se référant au divin (à jamais inatteignable d’ailleurs). Chez l’homme, la beauté représente la perfection, le corps intact, la jeunesse, la maîtrise, etc. . Elle sert son penchant à l’idéalisation et lui fait rêver d’un monde meilleur. Depuis relativement peu de temps l’artiste et l’amateur d’art trouvent un intérêt à intégrer l’apparence des hommes « tels qu’ils sont au quotidien », dans leurs œuvres. Le trait de la beauté n’est plus qu’une composante possible du travail présenté.
Lorsque l’on pense à la place donnée à la beauté dans ce qui forme le cadre pénitentiaire, ce dernier est l’antithèse de l’apport d’un apaisement induit par l’esthétique environnementale. Issus de milieux très différents les détenus que nous accueillons à l’atelier placent leurs besoins esthétiques dans des objets très divers. L’un revendiquant une culture de rue s’entoure d’objets d’attrait et de luxe de notre société de consommation, et en grand nombre, l’autre cherche à mettre en évidence la beauté des objets, de comportements et de représentations plutôt laids, tordus, terrifiants et agressifs, et le troisième rêve à la beauté des choses simples comme le bouquet champêtre ou une fin d’après-midi à la mer. Bien entendu, les différents penchants esthétiques peuvent coexister chez la même personne. Ils mettent en jeu les articulations et intrications entre avoir du beau/bien/bon et être beau/bien/bon.

du beau au bon

Je me souviens d’un détenu présentant d’importantes carences narcissiques et souffrant d’un manque relationnel crucial. Il semblait se tenir dans un vide existentiel. À l’atelier, proposé sur un mode de prise en charge individuelle, il devait toujours dépasser le sentiment du vide exprimé par un faible et résigné « je ne sais pas quoi faire ». Alors qu’il réussissait, pour se « faire du bien », à composer, à partir d’images de beaux objets, de beaux endroits, de belles femmes trouvées dans les revues et collées sur une feuille, un univers de luxe et de rêve, il s’ouvrait tout doucement à l’envie de créer son monde par une action plus investie (dessiner et peindre lui-même). Il prenait ainsi un risque plus grand d’échouer, mais puisqu’il a pu se faire exister un peu plus au travers ces figurations séduisantes (l’on parle dans ces cas habituellement d’une valorisation narcissique), réconforté il pouvait s’intéresser à d’autres figures d’un supposé bien-être. Un nouveau pas a été franchi lorsqu’il a tenté de dessiner une star, une belle chanteuse mondialement connue, qui portait son bébé tout contre sa poitrine. L’image représentait un contact peau à peau, proche du fusionnel.
Avec cette image, il cadrait une mise en scène du corps ainsi que ses propres sensations corporelles en état de carence en mettant l’accent sur le toucher, le tout dans une ambiance de beauté maternelle. Ce contact par le toucher lui était impossible dans la réalité, étant donné qu’il n’avait pas vu sa fille depuis longtemps. Elle lui manquait. Mais l’approche de soi encore plus réparatrice conduisait à la représentation de son lieu d’habitation. C’était un village de campagne où l’on pouvait voir sa maison, image qui renvoyait à une réalité perdue de vue, à un vécu tu. Pour parer au manque cette figuration faisait apparaître le bien-être dans un chez soi sensiblement autre que ses collages d’endroits somptueux suggéraient.
Images de réalité, images de fiction : quel lien pourrait-il en faire, quel sens en donner ? Aux dires de ses commentaires, le village représentait l’objet perdu qu’il avait ainsi retrouvé et qui était fondamentalement bon pour lui, car il s’y sentait reconnu. L’univers de luxe était le lieu de sa perte et lié à l’incarcération. Son cadre de vie plus modeste de la campagne avait été masqué par « un gros plan » fait sur le rêve qu’il m’avait « mis sous les yeux ». Il fallait regarder la beauté étincelante des univers fictifs et séduisants et se laisser arrêter par ce rempart aux éprouvés dépressifs. Puis quand cela devenait lassant, le regard posé sur ce qui se trouvait derrière, sur l’image d’un autre monde auquel il était singulièrement attaché et a eu un remarquable impact sur son auteur. Il retrouva un élan de vie que l’on ne lui connaissait pas depuis bien longtemps. Le travail de l’image semble avoir été efficace sur le plan psychique en libérant de l’énergie stockée pouvant ensuite servir au contact avec autrui et à entreprendre certaines démarches.
L’on pourrait dire que le beau monde a désaltéré un temps la soif d’un monde parfait. Fabriquer du beau a en quelque sorte initialisé le processus de recherche de l’objet entier à retrouver au lieu de l’objet partiel.

Tomber, échouer et rater, parlons-en

violence du lieu, violence du désir

Si l’univers carcéral n’a en soi rien d’attrayant, il vous oblige à vous poser et favorise la réflexion sur soi et le monde. Quelques détenus en ressentent bien un bénéfice, car ils n’ont pas pu ou su s’arrêter d’eux-mêmes sur leur trajet, dans cette course qui prenait une pente glissante dans un « hors-la-loi ». Mais ce retour sur soi forcé en prison, réfléchissant sur soi certaines pulsions n’y trouvant pas d’objet, n’est pas de tout repos. L’intensité des désirs peut être qualifiée de violente. Lorsque les pulsions sont « interdites », ajournées ou inaudibles il en résulte une stase et donc du mal-être. Il ne faudrait pas ensuite unilatéralement chercher la cause de la violence ressentie dans ce lieu au niveau de la rudesse du milieu ambiant. La tension insupportable est aussi bien provoquée par certaines privations auxquelles le détenu est soumis, l’impossibilité de pouvoir accéder à la satisfaction de certains besoins ou désirs coutumiers, que due à la faiblesse des structures psychiques susceptibles de contenir et de gérer en l’apaisant toute tension forte. Sous pression, devant intégrer la frustration des désirs, l’être incarcéré structurellement déjà en mal avec les lois de la société ainsi qu’avec ses instances surmoïques, mal équipé à faire face à un tel stress, réagit par exemple par une conduite d’affirmation phallique exacerbée ou, au contraire, par la destruction, l’arrêt de tout mouvement de désir à sa base.
Si j’ai déjà développé plus haut le thème de la « transformation » en œuvre dans le travail de la création, j’ai aussi insisté sur la difficulté qu’elle représente, du fait de l’intensité énergétique (libidinale) qu’elle requiert pour lever la censure, ébranlant ainsi la structure du sujet. Donc, même si la figuration de ces mouvements intenses par les dessins ou tableaux est pressentie possible – le tableau en serait un support exécutoire – le sujet aura besoin de conditions particulières pour s’y aventurer. Il est plus simple de se maintenir à un niveau que l’on sent satisfaisant sur le plan des désirs jugés atteignables. Les contenus des tableaux en seraient d’autant plus compréhensibles, la maîtrise et le côté esthétiquement réussi visiblement satisfaisants. Tout le monde n’est pas artiste non plus.
Pour revenir à ce qui nous intéresse ici, qu’est-ce que l’on pourrait avancer comme « particulier au détenu » confronté à ce type travail ? Le travail de l’image autoriserait alors intrinsèquement la figuration du sentiment de révolte, de l’envie de transgresser les limites, comme de l’envie de douceur et du désir du bel objet restaurateur du moi ? Qu’est-ce que l’on observe à l’atelier ?
Afin d’y répondre et de mettre en relief la gestion pulsionnelle mise en jeu, je distingue deux niveaux :
- celui de la signification du tableau terminé (que représente le tableau ?)
- et celui des gestes, des actes de façonnage du tableau (quelle est la teneur de la facture et de la composition du travail ?).
On constate que les expressions picturales des participants à l’atelier ne sont pas ou rarement ce que l’on désigne habituellement comme « violentes » ou « agressives ». La violence n’est pas au premier plan (quelques exceptions confirmeront la règle, elles sont en relation avec une position négativiste). Les deux exemples que j’ai donnés du travail avec l’image ne le montrent pas davantage. La population de détenus accueillie à l’atelier, bien qu’ayant formulé une demande « thérapeutique », a pourtant mis en acte des transgressions, a commis des actes violents et cela ne s’est pas joué sur le plan du fantasme. Ces personnes voudraient d’ailleurs, et dans une certaine mesure, se confronter à leurs « dérapages ».
Il faudrait pour cela accéder à un certain relâchement et pouvoir se défaire de l’impératif de la réussite dans une optique où le sens des « gestes ratés » — vecteurs de l’inconscient — devient lisible, car toute « ouverture » n’est pas bonne : l’acte violent a vraiment eu lieu.

La présence à soi par l’image

La circularité du regard, entre soi et le non soi, le je, l’autre et autrui.

Il semblerait que l’image serait primordialement vécue comme une présentation de soi. Si on a tendance à se présenter sous le meilleur jour, non seulement à autrui, mais également à soi, cela occasionne toutefois un vacillement d’être. Est-ce que ce visage m’est supportable ? Dans certains cas d’ailleurs, on préféra prendre le contre-pied et se dépeindre sous une forme négative. Lorsqu’on veut bien se rappeler que l’art plonge ses racines dans le fonctionnement magique de l’enfant, dans la foi, ayant affaire au « mal » ontologique, des détenus m’ont appris que, d’une certaine façon, entreprendre un travail de création peut être ressenti comme une tentative ayant pour objet quelque chose de l’ordre d’une forme de « rédemption du mauvais moi ». Même le détenu facilement agressif dans sa relation au personnel pénitentiaire et finalement aussi avec certains co-détenus, aime se présenter comme quelqu’un de bien. Il est évident que son agressivité ne s’adresse dans les faits qu’à un degré moindre à son entourage proche, sa famille et lui-même, alors il peut entretenir un leurre sur sa « bonté », situant toute agressivité comme émanant d’autrui.
À chacun ses défenses. Les détenus, du fait de leurs penchants au passage à l’acte pratiquent facilement une conduite d’évitement. Elle est moins coûteuse que l’est l’acte annulant la tension ou la souffrance (si toutefois dans ce cas l’on peut encore parler de défense) ou les mentalisations rationnalisantes, dépressives par exemple. Au niveau des images, l’on observe, surtout dans un premier temps, que les contenus déplaisants sont absents. Le thème est agréable ou revendiqué comme tel même s’il laisse apparaître des aspects « contradictoires ». Les couleurs sont harmonieuses ou gaies et l’auteur fait attention de montrer une quelconque maîtrise ou réussite technique, même encore en ses débuts. La souffrance est déniée, déjouée. L’univers est intact, le tableau réussi. Est-ce parce que la sanction a déjà eu lieu, on est déjà « tombé », que rater un dessin est intolérable ?
Cette économie pulsionnelle peut tenir assez longtemps comme couverture. Cependant plus la personne se sent sécurisée avec ces images d’un monde bon ou significativement défendable, car reflétant une vision que l’on trouve séduisante et valorisante pour soi (ce qui est éminemment subjectif), plus elle est prête à s’ouvrir à l’inconscient et à l’inattendu, voire au « contradictoire » contrariant. Rater un dessin, rater une expression n’est plus craint comme insupportable. Lorsque « rater » devient pensable, un autre travail, celui du dépassement des blessures en les inscrivant, en leur donnant sens, pourrait commencer. Le travail créatif déjà entamé gagnera en profondeur et en complexité.
Cela se manifeste par un ressenti que l’objet tableau est raté, n’est « pas beau ». Son auteur pense qu’il a échoué et en fait part. Il existe alors deux niveaux concomitants sur lesquels l’on peut intervenir pour sortir d’une impasse (du passage dépressif) : d’une part, celui du tableau, où on continue la démarche en cherchant des moyens pour transformer ce qui ne va pas et d’autre part, celui de la quête de sens qui mène à s’interroger sur ce qui est en jeu dans ce ratage.
Si la psychanalyse nous vient en aide pour lire ce qui fait symptôme, marque de la défaillance sur le plan de la relation d’objet (on ajoutera que l’objet est toujours « raté », il est toujours manquant et décevant quant à nos attentes) les peintres n’en sont pas dupes. Picasso, qui, objectivement, n’avait pas de raisons de se soucier d’un manque de maîtrise ou de reconnaissance nous a laissé cette phrase bien connue : « tant que tu n’a pas raté ton tableau, ton tableau est raté ». L’image gagne en profondeur et en « efficacité », en potentiel de transformation, lorsqu’elle figure, bien intégrée en sa composition, du désir inconscient, bien que ce dernier soit proprement dit une composante indésirée, ayant été refoulée ou déniée.
En ce qui concerne l’acte de dessin ou de peinture, l’évitement se lit par une parcimonie de traçages et un faible remaniement de la composition au travail. Si l’on est prêt à se mettre en cause durant les processus de création enclenchés à l’atelier, il faudrait probablement aussi que le cadre inspire un sentiment de confiance et fait un accueil favorable à ce qui est ressenti comme juste mais d’une nature incommodant la pensée : je parlerais d’éléments plastiques représentant du non résolu, de l’informel, du « pas encore déterminé », du non-choix. C’est ce climat d’accueil, doublant ce qui se déroule dans un travail de création, que je m’efforce d’instaurer ensemble avec les participants pour que leurs créations gagnent en sens et permettent un décollage de la position antérieure, figée ou révolue, car invalidante à la longue.
Pour cela il faut nécessairement du temps. Travaillant dans une maison d’arrêt, conçue pour une population de prévenus, nous disposons parfois pour le suivi, et paradoxalement, d’un temps assez considérable. C’est un des effets inattendus du cours de la justice. Nombreuses procédures actuelles durent des années avant que le détenu ne soit libéré ou transféré.
Cela fait que chaque venue à l’atelier se vit comme une aventure dont on ne peut prévoir le terme et dont, pour la plupart des cas, une fin n’est pas le fait d’une décision du détenu ou du responsable de l’atelier. Avec cette donnée chacun joue sa partie.
Reste l’image créée : à la fois espace et figure, issue d’un acte d’ordre créateur et destinée au regard, elle est peu concernée par ces temporalités. Représentant une trace matérialisée d’un travail de mise en forme imprégné d’événements psychiques, elle possède la qualité de pouvoir perdurer dans le temps et de jalonner l’itinéraire d’un regardeur, dont celui de son « créateur », en lui fournissant un support réflexif à ses interrogations souvent inconnues de lui. Quand de telles images regardent le sujet, elles créent un lien avec des impressions structurellement importantes, voire traumatiques et engendrent un mouvement contre leur oubli.

 


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